par GILLESBDX » Lun 29 Fév 2016 10:32
Le débat télévisé
Aurore CHASTEL n’en revenait pas encore. Elle, la jeune journaliste d’un quotidien de province, allait participer à un débat télévisé opposant deux candidates à l’élection présidentielle. Lorsque le patron du groupe MEDIA-PRESSE, qui venait de racheter, un an plus tôt, le journal qui l’employait, l’avait appelée en personne, elle avait d’abord cru à un canular. Il l’avait félicitée pour son interview exclusive du Maire de Bordeaux, obtenue un mois auparavant et dans laquelle il faisait des révélations fracassantes sur l’UMP et le Président de la République.
Eric DEBLICKER avait insisté pour qu’elle accepte de participer à ce débat. Malgré la trouille de se retrouver face aux caméras, elle n’avait pas pu refuser. Ce serait le premier passage à la télévision de cette ravissante blonde aux yeux si clairs que les français allaient découvrir.
Comme tous les protagonistes, elle avait dû passer entre les mains des maquilleuses. Au moment où le présentateur du journal télévisé annonça que le direct allait commencer, elle sentit une perle de sueur couler entre ses omoplates. Elle portait une robe blanche très simple, bien décolletée, et des escarpins blancs qui mettaient merveilleusement en valeur ses chevilles fines et ses pieds cambrés.
L’animateur du débat présenta les deux candidates : Mariama DIALLO et Yasmina SIMON-ELAKRI. La première avait été désignée pour représenter l’UDI. Le parti centriste, longtemps dans l’ombre des formations politiques plus puissantes, avait décidé de jouer la carte de la diversité. Les électeurs « issus de l’immigration » étaient de plus en plus nombreux, mais les résultats des précédentes élections et les sondages montraient que le taux de participation était très faible dans ces couches de la population souvent défavorisées. Mariama DIALLO, candidate noire née au Sénégal, était censée mobiliser les quartiers et les banlieues.
Le Parti Socialiste avait choisi la même stratégie. Face à la montée de l’extrême droite et pour effacer la dernière défaite cinglante, ils avaient choisi Yasmina SIMON-ELAKRI. Elle était née au Maroc et symbolisait l’enfant d’immigrés qui a réussi. Certains lui reprochaient de manquer de charisme, mais elle maîtrisait parfaitement les techniques de la communication.
Cette élection présidentielle de 2027 était la première de la VIème république dont la constitution venait d’être adoptée par référendum. Le président sortant, François REVOL, avait dû faire certaines concessions pour faire adopter son projet. La nouvelle constitution supprimait le Sénat et réduisait le nombre de députés à 261. On s’orientait clairement vers un régime présidentiel et, pour la première fois, un vice-président siégerait aux côtés du Président de la République. Il serait investi de réels pouvoirs et le remplacerait en cas d’empêchement. Pour faire passer son projet, François REVOL avait dû donner de super pouvoirs aux Assemblées Territoriales. Ces Parlements Régionaux disposeraient d’un pouvoir législatif à l’échelon de leur territoire et d’une compétence économique très large. Les huit Super Régions devenaient des sortes d’Etats Fédéraux, un peu à l’image des états américains.
Yasmina SIMON-ELAKRI fut la première à prendre la parole. Agée désormais de 50 ans, elle avait beaucoup gagné en maturité. Celle qui s’était fait connaître en devenant porte-parole du gouvernement en 2012, après l’élection de Germain LEBLANC, était devenue une des cadres du parti. Elle avait largement contribué à l’élection de Luis DIAZ en 2017, convainquant le président de ne pas se représenter et de laisser le champ libre à son Premier Ministre. Lors de la campagne de 2022, son affrontement avec Cécile DE COLBERT avait été spectaculaire et avait probablement empêché la candidate d’extrême droite d’être présente au second tour. Elle avait fustigé les déclarations racistes de membres du parti « Bleu Marine » et montré que sa volonté de sortir de l’Union Européenne était suicidaire. Elle avait su mettre en exergue l’exemple de la Norvège, restée en dehors de l’Europe, et dont le déclin économique était inévitable depuis que ses ressources pétrolières commençaient à s’épuiser.
Une fois encore, elle affirma avec véhémence que, faire confiance à Cécile DE COLBERT donnée largement en tête par tous les instituts de sondages, c’était ouvrir la voie à un repli de la France sur elle-même. Elle exhortait les français, issus, comme elle de l’immigration, à se mobiliser massivement pour faire barrage à ce parti qu’elle n’hésitait pas à qualifier de raciste et d’anti-européen.
Elle répondit à une question sur son programme. On lui reprochait l’incapacité de la gauche à réduire les dépenses publiques et à gérer le déficit de la France. Elle répondit en insistant largement sur les différences de plus en plus criantes entre l’Allemagne et la France. Elle fit remarquer que l’élargissement de l’Union Européenne allait sérieusement modifier le rapport de force et que, l’équilibre budgétaire à tout prix, ne resterait pas longtemps l’obsession de l’Europe.
Mariama DIALLO prit la parole à son tour. Elle reconnut que battre l’extrême droite était, pour elle, aussi sa priorité. On lui demanda si elle ne pensait pas que la multiplication des candidatures risquait de favoriser Cécile DE COLBERT. Elle répondit que, selon elle, les forces démocratiques sauraient s’unir au second tour pour battre la candidate extrémiste. Le journaliste insista et voulut savoir pourquoi l’UDI n’avait pas soutenu la candidature de François REVOL dès le premier tour. Maîtrisant parfaitement la dialectique, Mariama DIALLO répondit à la question en utilisant l’effet de liste. Cette technique oratoire consistait à donner une série de réponses, parfois sur des registres très différents, qui rendait la contradiction difficile. Elle se souvint de ses cours de communication. On recommandait de ne pas dépasser cinq items.
- « Je me présente parce que je crois réellement en mes chances d’être élue. »
- « Je me présente parce que je suis loin de partager certains points de vue du président sortant, sa vision des relations internationales par exemple. »
- « Je me présente parce que les français en ont assez des scandales qui ont secoué l’UMP, ils veulent du changement. »
- « Je me présente parce que l’UDI a un programme complet et construit à présenter et croit en mes chances pour le défendre. »
- « Enfin, je me présente pour défendre les femmes et représenter les populations issues de l’immigration et les mobiliser contre les forces réactionnaires qui nous menacent. »
Elle savait qu’avec l’effet de liste, on retenait surtout ce qu’elle avait soutenu en dernier. Elle voulait faire de sa féminité et de ses origines ethniques, le point fort de sa candidature.
Effectivement, c’est ce dernier point que son interlocuteur reprit.
- « Vous ne croyez pas que, justement, votre candidature soit trop marquée pour que certains électeurs se reconnaissent en vous ? » demanda le journaliste.
Mariama DIALLO sourit, dévoilant ses dents parfaitement blanches. Agée désormais de 51 ans, elle était toujours aussi séduisante et en paraissait moins de 45.
- « Et que me reprochez-vous le plus ? D’être une femme où d’être noire ? »
Son interlocuteur se sentit inévitablement gêné. Par sa réponse, elle savait qu’elle avait marqué des points. Les sondages ne la donnaient, pour le moment, que quatrième des intentions de vote, mais elle n’avait pas dit son dernier mot.
Yasmina SIMON-ELAKRI reprit la parole. Elle ne voulait pas laisser son adversaire d’un soir occuper seule le terrain. Elle était créditée de 16,2% d’intentions de votes, arrivant juste derrière François REVOL. Il fallait qu’elle se démarque de la candidate centriste.
- « Vous dites vouloir représenter les banlieues », interpella la candidate socialiste, « Mais je ne vois pas beaucoup de mesures sociales dans votre programme… »
Mariama DIALLO savait qu’elle serait attaquée sur ce point. Elle tenta d’interrompre immédiatement son adversaire, mais celle-ci poursuivit.
- « Nous, socialistes avons prévu des aides spécifiques pour les banlieues. Nous allons accroitre les zones de défiscalisation pour les entreprises qui créent des emplois. La construction de stades est prévue dans les zones sensibles… »
- « Stop ! Inutile de poursuivre la liste de mesures qui sont, une fois encore, à côté de la plaque ! Yasmina, je peux te poser une question personnelle ? » intervint Mariama DIALLO qui se permettait le tutoiement avec celle qui était son amie au-delà de toute considération idéologique.
- « Vas-y, Mariama » répondit Yasmina SIMON-ELAKRI, tout de même un peu surprise par le ton familier que prenait le débat.
- « Eh bien, habites-tu dans une cité ? »
- « Non, tu le sais bien » fit la candidate socialiste.
- « Moi non plus ! C’est pour cela que les réponses socialistes sont à côté de la plaque… Ce que veulent les jeunes de banlieue, ce n’est pas qu’on repeigne les murs de leur cité… Ils veulent en sortir !!! »
- « Bien sûr, mais il y a aussi des mesures d’intégration dans notre programme » essaya de la couper Yasmina SIMON-ELAKRI.
- « Mais votre priorité reste d’embellir et de rénover les ghettos ! La France et l’Europe doivent s’ouvrir vers le monde. La formidable explosion démographique de l’Afrique nous ouvre des perspectives de marchés sans précédent. Et ces jeunes-là disposent d’atouts indéniables pour s’y imposer… »
Le présentateur reprit la parole. Il avait animé les débats précédents. Il se souvenait de celui au cours duquel Luc GRISEL, le candidat du NPA, s’était montré particulièrement brillant dans son débat contre Cécile DE COLBERT. Il avait réussi à la faire sortir de ses gonds sur le thème de l’immigration et elle avait commis des erreurs grossières. Dans le débat qui avait opposé François REVOL, le président sortant, au candidat écologiste, il s’en était plutôt bien sorti, mais avait été acculé sur les thèmes de la sortie du nucléaire et du réchauffement climatique. Là, il trouvait que l’opposition entre les deux femmes n’était pas à la hauteur de ce qu’il espérait. Il les trouvait trop complices.
Il chercha à saisir l’occasion de leurs divergences sur le traitement du problème des banlieues pour relancer la polémique.
- « Si vous deviez synthétiser en une phrase votre action en faveur des banlieues. Que diriez-vous ? Madame SIMON-ELAKRI, vous commencez ? »
Yasmina SIMON-ELAKRI se racla légèrement la gorge.
- « A court terme, je souhaite améliorer le quotidien dans les quartiers. Les équipements y manquent cruellement. Il ne doit plus y avoir de discrimination basée sur les origines ethniques. Elire une présidente d’extrême droite serait catastrophique pour ces jeunes et ces moins jeunes qui constituent une des forces vives de la nation. A plus long terme, je suis d’accord avec la candidate de l’UDI, ils doivent constituer le fer de lance d’une politique d’exportation expansive. »
Le présentateur l’interrompit et donna la parole à son adversaire d’un soir.
- « Et vous Mariama DIALLO ? »
La candidate d’origine sénégalaise jeta un coup d’œil furtif à ses notes.
- « D’abord, je suis ravie que la candidate socialiste admette enfin que j’ai raison de fonder les plus grands espoirs dans les jeunes de nos banlieues. Plus qu’une intégration, c’est une innovation que nous pouvons espérer dans la réalisation d’un projet économique ambitieux pour la France et l’Europe. La plupart ne deviennent pas délinquants ou dealers par vocation, mais parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Arrêtons de les enfermer dans des ghettos ! Offrons leur un véritable projet d’avenir ! »
Visiblement, ce soir, Mariama DIALLO était la plus brillante. C’est le moment que choisit Aurore CHASTEL pour enfin intervenir.
- « Je vous écoute depuis le début de la soirée » dit-elle calmement. « Je me rends compte que bon nombre des objectifs que vous poursuivez sont communs. Eviter l’élection de la candidate d’extrême droite, défendre la jeunesse issue de l’immigration, inscrire l’action économique de la France dans un projet européen… Cette élection est la première de la VIème République. Pour la première fois, le président ou la présidente va devoir choisir quelqu’un pour la vice-présidence. Seriez-vous prêtes à vous engager solennellement à prendre votre adversaire de ce soir comme vice-présidente ? »
Les deux candidates se regardèrent en souriant. Chacune avait évidemment réfléchi au choix du vice-président. Ce n’était d’ailleurs pas un choix facile, car cela pouvait être le moyen de rallier une autre formation politique en promettant ce poste prestigieux. Cela pouvait également permettre de positionner un élément fort de sa propre famille politique. Cécile DE COLBERT avait déjà déclaré que, si elle était élue, c’est sa nièce, Manon DE COLBERT-LAVAL, qui serait nommée à ce poste.
Heureusement, la constitution ne prévoyait pas la désignation de la personne choisie avant l’élection. Cela laissait la place à des tractations sans fin.
Mariama DIALLO fut la plus prompte à répondre.
- « Vous savez comme moi que ce choix n’est définitif qu’au lendemain du premier tour » déclara-t-elle. « Cependant, le débat de ce soir m’aura permis de comprendre à quel point il est important d’unir nos forces pour battre la candidate d’extrême droite. Les socialistes ont échoué à plusieurs reprises pour sortir la France de la crise, mais leur candidate est quelqu’un que j’apprécie beaucoup à titre personnel. Comme moi, elle sait qu’une origine ethnique différente peut être un atout et une force. Je sais que ma déclaration va faire l’effet d’une bombe, mais je m’engage solennellement à désigner Yasmina SIMON-ELAKRI comme vice-présidente si je suis présente au second tour. »
Un murmure parcourut l’assistance et enfla au point de devenir un véritable brouhaha. Il fallut tout le professionnalisme du journaliste chargé d’animer le débat pour ramener le calme.
- « Et vous, madame SIMON-ELAKRI ? Les français attendent votre réponse… » demanda-t-il enfin.
La candidate socialiste se sentit piégée. Les consignes de l’état-major de son parti étaient claires : « Ne prendre aucun engagement qui puisse compromettre une alliance éventuelle avec les écologistes en cas de présence au second tour. » La personnalité de leur candidat, Pierre-Henri HERMANN, ex-président de Greenpeace, rendait difficile sa désignation à la vice-présidence, mais Luis DIAZ, devenu Secrétaire Général du PS, avait négocié en secret un accord sur la personne de Bénédicte FALLET.
Yasmina SIMON-ELAKRI le savait. Pourtant, elle avait compris que son seul choix était de tendre à son tour la main à la candidate de l’UDI. Sa réponse fut brève et fit également l’effet d’une bombe.
- « Oui, moi-aussi je m’y engage si je suis présente au second tour. »
Une fois le calme revenu sur le plateau, l’animateur du débat donna la parole aux journalistes qui ne s’étaient pas encore exprimés. Les questions qu’ils posèrent furent plus techniques.
L’élargissement de l’Union Européenne, passée à 33, puis à 36 pays avec l’intégration de la Macédoine, la Moldavie et l’Albanie fut un sujet largement abordé. L’entrée de la Turquie et l’Ukraine, fortement contestées, était imminente et porterait à 38 le nombre de nations siégeant au Conseil de l’Europe à Strasbourg.
L’une comme l’autre s’accordait pour affirmer qu’en Europe aussi, la diversité constituait une force. De nouveaux pays, c’était de nouveaux marchés et de nouvelles ouvertures sur le monde. En plus, le rééquilibrage en faveur des pays bordant la Méditerranée plaidait en faveur d’une ouverture vers l’Afrique.
Sur les moyens de lutter contre le chômage les deux candidates laissaient éclater beaucoup plus de désaccords. La candidate de l’UDI était, évidemment, favorable à des mesures en faveur des entreprises. La candidate socialiste parlait de mesures anti-licenciement. La réponse était radicalement différente !
Le débat se termina par une ultime déclaration de chacune des candidates. Elles s’étaient montrées finalement assez brillantes toutes les deux, mais les observateurs s’accordaient pour dire que Mariama DIALLO avait été la meilleure ce soir. Le lendemain, le chiffre de l’audience serait connu et les sondages traduiraient inexorablement l’impression ressentie. Cécile DE COLBERT avait perdu près de deux points au lendemain de son débat difficile face à Luc GRISEL !
Pour Aurore CHASTEL, il était l’heure de souffler. Elle était peu intervenue dans le débat, mais ses questions avaient marqué les esprits. Particulièrement celle qui avait poussé chacune des candidates à choisir l’autre comme vice-présidente en cas d’élection.
Bien sûr, aucune des deux n’avait rien signé, mais revenir sur un engagement public pris à une heure de grande écoute aurait un effet catastrophique. Surtout que la presse écrite allait reprendre la double-déclaration…
Mariama DIALLO passa à côté d’elle et lui serra la main.
- « Votre question assassine m’a surprise » dit-elle. « Mais elle aura eu le mérite de la clarté. Qui sait, peut-être, par votre intervention de ce soir, avez-vous enfin permis à tous les français qui ne se reconnaissent pas dans la politique d’extrême droite d’espérer de nouveau… »
Aurore, qui ne perdait pas le nord, la regarda droit dans les yeux et la gratifia de son plus beau sourire.
- « Tant mieux si ma question a ouvert de nouvelles perspectives. J’ai aimé votre ton direct. Je peux vous demander une faveur, si vous êtes au second tour ? »
- « Demandez toujours » répondit la candidate de l’UDI qui ne voulait pas prendre trop de risques.
- « Eh bien, je voudrais que vous m’accordiez l’exclusivité d’un reportage sur la préparation de ce second tour. »
- « On verra » dit Mariama DIALLO. « Cela dépendra un peu des articles que publiera votre groupe de presse d'ici là, mais je n’y suis pas hostile… Vous m’êtes très sympathique.»
La jeune journaliste n’était pas dupe. Par sa réponse, la candidate essayait d’obtenir le soutien du Groupe MEDIA-PRESSE et de tout ce qu’il représentait. Plusieurs quotidiens régionaux, deux hebdomadaires, trois chaines de télévision et surtout les nombreuses start-up, développant des sites internet, et les sociétés d’événementiel qui assuraient désormais une grosse partie du chiffre d’affaire.
La soirée se termina par un pot offert par la chaine qui avait organisé le débat. Le journaliste vedette qui l’avait animé essaya de draguer Aurore CHASTEL, mais elle avait hâte de rentrer à son hôtel et de prendre un bon bain pour se détendre avant de retourner retrouver sa famille à Bordeaux après une nuit réparatrice.
à suivre...